Il y a 70 ans, le souffle éphémère d’Eole
Il y a 70 ans, le souffle éphémère d’Eole
© Capcom Espace

publié le 24 novembre 2022 à 17:36

962 mots

Il y a 70 ans, le souffle éphémère d’Eole

Les 22 et 24 novembre 1952, à Hammaguir, l’ingénieur Jean-Jacques Barré procédait aux premiers (et derniers) lancements de la fusée Eole.


Dès avant la Seconde Guerre mondiale, Jean-Jacques Barré, disciple de Robert Esnault-Pelterie, pionnier de l’astronautique française, engage le programme d’étude EA 1941, première fusée française à propergol liquide (éther de pétrole/oxygène liquide) La France libérée, il reprend et poursuit ses travaux : sept engins sont expérimentés entre mars 1945 et juillet 1946, avec trois succès partiels. Cela convainc les responsables de la Direction des études et fabrications d’armement (DEFA) de l’armée de Terre de soutenir son projet de développer un engin plus puissant : l’EA 1946.

 

L’équipe

Pour réaliser au mieux et au plus vite le nouvel engin, Jean-Jacques Barré met en place à partir de l’été 1945 une petite équipe. Il contracte un marché avec la SAGEM (Société d’applications générales d’électricité et de mécanique) qui, dans le domaine militaire, produit notamment des roquettes. Pour la première fois, une entreprise s’intéresse et prend des risques en s’investissant dans un programme de fusée. Si celle-ci s’occupe de la conception de l’engin, le LRBA de Vernon (Laboratoire de recherches balistiques et aérodynamiques) développe l’empennage et les essais au banc, l’APX (Atelier de construction de Puteaux) les conceptions de l’ogive (éjectable) et de la rampe de lancement, la SFENA (Société française d’équipement pour la navigation aérienne) le dispositif de localisation, et l’ETV (Etablissement d’expériences techniques de Versailles) le système de récupération (par parachute) de l’ogive.

 

Les caractéristiques. Les essais au banc

D’une longueur initiale de 11 m pour un diamètre de 0,9 m et une masse totale au décollage d’environ 3 tonnes, la fusée devra être capable d’emporter une charge (explosive) de 300 kg à une distance comprise entre 500 et 1 000 km. Le projet est alors particulièrement ambitieux, surtout lorsque l’on sait que Jean-Jacques Barré – contrairement à von Braun avec ses V2 – ne dispose que d’une équipe et de moyens limités…

En octobre 1946, les essais au banc commencent au LRBA, mais ceux-ci ne sont pas concluants ; ils rencontrent un sérieux problème avec l’hypergolicité de l’éther de pétrole et de l’oxygène liquide. Pour y remédier, il est décidé de remplacer le premier par de l’alcool éthylique. Une nouvelle version de l’EA 1946 est élaborée au cours de l’année 1950 sous le nom de EA 1951, baptisée Eole (Engin fonctionnant à l’Oxygène Liquide et à l’alcool Ethylique). De nouveaux essais au banc sont effectués à partir de la fin de l’année 1950.

En 1951, se préparent les premiers essais en vol. N’étant pas guidé, Eole doit alors être lancé à l’aide d’une rampe d’une longueur d’environ 21 mètres, assisté d’un propulseur à poudre. La portée étant importante, le lieu des expérimentations nécessite un vaste champ de tir que seul le site d’Hammaguir permet. Se trouvant dans le désert algérien, attaché au Centre interarmées d’essais d’engins spéciaux (CIEES), celui-ci est en cours d’aménagement pour y tester d’autres engins, dont la fusée-sonde Véronique (élaborée par le LRBA).

Toutefois, il apparaît rapidement que les blocs propulseurs à poudre pour assister Eole au décollage ne seront pas prêts à temps. L’équipe Barré construit dès lors deux Eole allégés, de capacité égale aux deux cinquièmes de la version originelle. Les dimensions sont réduites à 7,4 m de longueur, pour une masse totale de 1,7 tonne.

 

Les vols

A partir d’octobre 1952, le matériel nécessaire aux expérimentations est acheminé vers Hammaguir, dans des conditions difficiles (surtout pour les citernes), en raison notamment de l’état des pistes de la région à emprunter.

Le 22 novembre, Eole 01 décolle mais, sept secondes plus tard, l’engin désemparé retombe à 2 km de la rampe. Les spécialistes pensent que l’échec est dû aux traceurs qui – utilisés pour mieux suivre la trajectoire de la fusée – ont dégagé de la chaleur entraînant la détérioration des empennages. Ces traceurs sont enlevés pour le second essai. Le 24 novembre, Eole 02 s’envole à son tour… mais le manque de pression au niveau de la combustion ne donne pas à la fusée la vitesse requise. Celle-ci réussit cependant à poursuivre sa trajectoire grâce au souffle d’Eole, autrement dit à une rafale de vent ! Mais elle perd également un empennage et retombe à 4 km du site après avoir péniblement culminé à 2 950 m. Néanmoins, l’analyse des lancements permet de comprendre que les deux échecs sont en réalité provoqués par le franchissement du mur du son.

 

L’héritage d’Eole

Déçus et peu convaincus par ce type d’engin utilisant l’oxygène liquide, un ergol délicat manquant de souplesse d’emploi, les responsables de la DEFA suspendent dès le 1er décembre 1952 le programme Eole. Ceux-ci préfèrent soutenir la voie de l’acide nitrique utilisée par la fusée Véronique (pour l’exploration de la haute atmosphère).

Toutefois, comme le souligna en 1997 le spécialiste Jacques Villain « Si pour l’heure, l’arrêt des études françaises concernant l’oxygène liquide fut très décevant pour Jean-Jacques Barré (…), l’avenir ne devait pas tarder à lui donner raison. Dès la fin des années 1950, Américains et Soviétiques mettront en service des missiles balistiques et des lanceurs spatiaux utilisant de l’oxygène liquide et au début des années 1960, les études françaises sur la propulsion à oxygène liquide seront reprises pour un lanceur Diamant amélioré et conduiront directement à la réalisation du troisième étage du lanceur européen Ariane. Les idées d’Esnault-Pelterie et de Jean-Jacques Barré avaient donc été particulièrement pertinentes ».

 

Quelques références

- Un article : « Jean-Jacques Barré, pionnier français des fusées et de l’astronautique », Jacques Villain, in Icare n°160, 1997/1

- Un second article : « L’histoire méconnue d’EA 1941 et d’Eole. Les premières fusées françaises », Philippe Varnoteaux, in Histoire de Guerre, juillet-août 2001

- Un ouvrage : Robert Esnault-Pelterie. Du ciel aux étoiles, le génie solitaire, par Félix Torres et Jacques Villain, Confluences, 2007.

 

Philippe Varnoteaux est docteur en histoire, spécialiste des débuts de l’exploration spatiale en France et auteur de plusieurs ouvrages de référence

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24/11/2022 17:36
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Il y a 70 ans, le souffle éphémère d’Eole

Les 22 et 24 novembre 1952, à Hammaguir, l’ingénieur Jean-Jacques Barré procédait aux premiers (et derniers) lancements de la fusée Eole.

Il y a 70 ans, le souffle éphémère d’Eole
Il y a 70 ans, le souffle éphémère d’Eole

Dès avant la Seconde Guerre mondiale, Jean-Jacques Barré, disciple de Robert Esnault-Pelterie, pionnier de l’astronautique française, engage le programme d’étude EA 1941, première fusée française à propergol liquide (éther de pétrole/oxygène liquide) La France libérée, il reprend et poursuit ses travaux : sept engins sont expérimentés entre mars 1945 et juillet 1946, avec trois succès partiels. Cela convainc les responsables de la Direction des études et fabrications d’armement (DEFA) de l’armée de Terre de soutenir son projet de développer un engin plus puissant : l’EA 1946.

 

L’équipe

Pour réaliser au mieux et au plus vite le nouvel engin, Jean-Jacques Barré met en place à partir de l’été 1945 une petite équipe. Il contracte un marché avec la SAGEM (Société d’applications générales d’électricité et de mécanique) qui, dans le domaine militaire, produit notamment des roquettes. Pour la première fois, une entreprise s’intéresse et prend des risques en s’investissant dans un programme de fusée. Si celle-ci s’occupe de la conception de l’engin, le LRBA de Vernon (Laboratoire de recherches balistiques et aérodynamiques) développe l’empennage et les essais au banc, l’APX (Atelier de construction de Puteaux) les conceptions de l’ogive (éjectable) et de la rampe de lancement, la SFENA (Société française d’équipement pour la navigation aérienne) le dispositif de localisation, et l’ETV (Etablissement d’expériences techniques de Versailles) le système de récupération (par parachute) de l’ogive.

 

Les caractéristiques. Les essais au banc

D’une longueur initiale de 11 m pour un diamètre de 0,9 m et une masse totale au décollage d’environ 3 tonnes, la fusée devra être capable d’emporter une charge (explosive) de 300 kg à une distance comprise entre 500 et 1 000 km. Le projet est alors particulièrement ambitieux, surtout lorsque l’on sait que Jean-Jacques Barré – contrairement à von Braun avec ses V2 – ne dispose que d’une équipe et de moyens limités…

En octobre 1946, les essais au banc commencent au LRBA, mais ceux-ci ne sont pas concluants ; ils rencontrent un sérieux problème avec l’hypergolicité de l’éther de pétrole et de l’oxygène liquide. Pour y remédier, il est décidé de remplacer le premier par de l’alcool éthylique. Une nouvelle version de l’EA 1946 est élaborée au cours de l’année 1950 sous le nom de EA 1951, baptisée Eole (Engin fonctionnant à l’Oxygène Liquide et à l’alcool Ethylique). De nouveaux essais au banc sont effectués à partir de la fin de l’année 1950.

En 1951, se préparent les premiers essais en vol. N’étant pas guidé, Eole doit alors être lancé à l’aide d’une rampe d’une longueur d’environ 21 mètres, assisté d’un propulseur à poudre. La portée étant importante, le lieu des expérimentations nécessite un vaste champ de tir que seul le site d’Hammaguir permet. Se trouvant dans le désert algérien, attaché au Centre interarmées d’essais d’engins spéciaux (CIEES), celui-ci est en cours d’aménagement pour y tester d’autres engins, dont la fusée-sonde Véronique (élaborée par le LRBA).

Toutefois, il apparaît rapidement que les blocs propulseurs à poudre pour assister Eole au décollage ne seront pas prêts à temps. L’équipe Barré construit dès lors deux Eole allégés, de capacité égale aux deux cinquièmes de la version originelle. Les dimensions sont réduites à 7,4 m de longueur, pour une masse totale de 1,7 tonne.

 

Les vols

A partir d’octobre 1952, le matériel nécessaire aux expérimentations est acheminé vers Hammaguir, dans des conditions difficiles (surtout pour les citernes), en raison notamment de l’état des pistes de la région à emprunter.

Le 22 novembre, Eole 01 décolle mais, sept secondes plus tard, l’engin désemparé retombe à 2 km de la rampe. Les spécialistes pensent que l’échec est dû aux traceurs qui – utilisés pour mieux suivre la trajectoire de la fusée – ont dégagé de la chaleur entraînant la détérioration des empennages. Ces traceurs sont enlevés pour le second essai. Le 24 novembre, Eole 02 s’envole à son tour… mais le manque de pression au niveau de la combustion ne donne pas à la fusée la vitesse requise. Celle-ci réussit cependant à poursuivre sa trajectoire grâce au souffle d’Eole, autrement dit à une rafale de vent ! Mais elle perd également un empennage et retombe à 4 km du site après avoir péniblement culminé à 2 950 m. Néanmoins, l’analyse des lancements permet de comprendre que les deux échecs sont en réalité provoqués par le franchissement du mur du son.

 

L’héritage d’Eole

Déçus et peu convaincus par ce type d’engin utilisant l’oxygène liquide, un ergol délicat manquant de souplesse d’emploi, les responsables de la DEFA suspendent dès le 1er décembre 1952 le programme Eole. Ceux-ci préfèrent soutenir la voie de l’acide nitrique utilisée par la fusée Véronique (pour l’exploration de la haute atmosphère).

Toutefois, comme le souligna en 1997 le spécialiste Jacques Villain « Si pour l’heure, l’arrêt des études françaises concernant l’oxygène liquide fut très décevant pour Jean-Jacques Barré (…), l’avenir ne devait pas tarder à lui donner raison. Dès la fin des années 1950, Américains et Soviétiques mettront en service des missiles balistiques et des lanceurs spatiaux utilisant de l’oxygène liquide et au début des années 1960, les études françaises sur la propulsion à oxygène liquide seront reprises pour un lanceur Diamant amélioré et conduiront directement à la réalisation du troisième étage du lanceur européen Ariane. Les idées d’Esnault-Pelterie et de Jean-Jacques Barré avaient donc été particulièrement pertinentes ».

 

Quelques références

- Un article : « Jean-Jacques Barré, pionnier français des fusées et de l’astronautique », Jacques Villain, in Icare n°160, 1997/1

- Un second article : « L’histoire méconnue d’EA 1941 et d’Eole. Les premières fusées françaises », Philippe Varnoteaux, in Histoire de Guerre, juillet-août 2001

- Un ouvrage : Robert Esnault-Pelterie. Du ciel aux étoiles, le génie solitaire, par Félix Torres et Jacques Villain, Confluences, 2007.

 

Philippe Varnoteaux est docteur en histoire, spécialiste des débuts de l’exploration spatiale en France et auteur de plusieurs ouvrages de référence



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