Il y a 50 ans, l’Italie lançait des fusées depuis d’anciennes plateformes pétrolières
Il y a 50 ans, l’Italie lançait des fusées depuis d’anciennes plateformes pétrolières
© Centro Ricerche Aerospaziali

publié le 27 avril 2017 à 13:46

949 mots

Il y a 50 ans, l’Italie lançait des fusées depuis d’anciennes plateformes pétrolières

Au milieu des années 60, plusieurs nations se lancent dans la « conquête de l’espace », avec les moyens dont elles disposent. Ainsi, l’Italie fait preuve d’originalité en utilisant pour la première fois des plateformes maritimes.


En 1957-58, les manifestations de l’Année géophysique internationale (AGI), visant à une étude des propriétés physiques de la Terre, favorisent le début de l’aventure spatiale. A cette occasion, Soviétiques et Américains placent sur orbite les premiers satellites artificiels. En Europe, plusieurs nations y participent, comme la Belgique, la France, la Grande Bretagne ou l’Italie. Pour cela, chacune met en place un comité spécifique, telle la Comissione Nazionale Italiana per l’Anno Geofisico Internazionale (CNIAGI), en Italie.

 

Les initiatives.

L’AGI à peine clôturée, des physiciens européens souhaitent ne pas en rester là : sous l’action du Français Pierre Auger et de l’Italien Edoardo Amaldi, un petit groupe de scientifiques lance une initiative destinée à faire émerger une Europe spatiale, qui aboutira notamment en mars 1964 à l’ESRO (European Space Research Organisation). Dans le même temps, et pour que son pays soit en capacité de jouer un rôle important, Amaldi sollicite l’ingénieur Luigi Brogio qui, aux côtés des militaires de la Direzione Generali Armi e Munitioni, travaille au développement d’engins fusées. Dès 1959, la Comissione per le Ricerche Spaziali (CRS) est créée au sein du « CNRS italien » (Consiglio Nazionale delle Ricerche), dont la présidence est confiée à Luigi Broglio.

Dans les négociations menées avec les partenaires européens, les Italiens obtiennent que soit installé chez eux l’ESRIN (European Space Research Institute), en 1966. Par ailleurs, les militaires italiens acceptent de mettre à la disposition des scientifiques leur centre interarmées d’expérimentations de Salto di Quirra (sud-est de la Sardaigne) qui, en juillet 1964, voit le tir des premières fusées sondes pour le compte de l’ESRO. Enfin, pour mener les programmes spatiaux, est créé à l’université de Rome le Centro Ricerche Aerospaziali (CRA), placé également sous la direction de Boglio. Ce dernier engage une réflexion sur la construction de satellites nationaux.

 

Le projet San Marco.

Comme en France, Luigi Broglio sollicite la coopération avec les Etats-Unis afin d’accéder plus rapidement aux technologies spatiales, ainsi que pour former des ingénieurs et techniciens. C’est dans le cadre de la coopération avec les Américains que Broglio formule le projet San Marco. Au cours d’une réunion avec des représentants de la NASA, pendant une manifestation du COSPAR (Committee on Space Research) à Florence, en avril 1961, il propose qu’un lanceur américain (Scout) place sur orbite un satellite italien (San Marco) dédié à l’étude de l’ionosphère, lancé depuis une… plateforme maritime italienne. En octobre 1961, le gouvernement italien approuve le projet et accorde un financement. Les Américains acceptent et un protocole d’accord est signé le 31 mai 1962 ; des scientifiques italiens partent immédiatement parfaire leurs connaissances aux Etats-Unis.

 

A la recherche de l’équateur.

L’idée originale de Broglio est d’utiliser des plateformes maritimes (pour lancer des satellites) pouvant être amenées au niveau de l’équateur. Cela permet d’effectuer des études spécifiques dans les hautes couches atmosphériques. Par ailleurs, l’avantage de lancer un satellite au plus près de l’équateur fait que la fusée, profitant de la rotation de la Terre, peut placer sur orbite des charges plus lourdes que pour un tir, à puissance égale, effectué à une latitude plus importante. Dans un premier temps, le CRA retient la Somalie, ancienne colonie italienne qui vient d’accéder à l’indépendance. Toutefois, la situation politique somalienne est incertaine, conduisant à négocier avec le pays voisin, le Kenya, qui accepte d’accueillir les plateformes italiennes au large de Malindi, au nord du cap Ras Ngomeni, dans la baie de Formosa. Cette dernière offre plusieurs avantages : la proximité, donc, de l’équateur ; le sol sous-marin peu profond ; des tirs effectués depuis une zone internationale ; des liens et des connections avec des villes du Kenya offrant des facilités (port de Mombasa, aéroport, etc.).

 

Santa Rita et San Marco.

Ancienne plateforme pétrolière de forme triangulaire, « Santa Rita » est reconvertie en 1963 pour valider les installations appelées à être utilisées lors du tir du lanceur. Le 21 décembre, elle quitte Tarente et rejoint Mombasa le 29 janvier 1964. Reposant sur un socle à 20 m de fond, elle est ancrée à 25 km de la côte. Les 25, 30 mars et 2 avril, trois fusées sondes américaines Nike-Apache sont tirées avec succès pour évaluer les installations.

En juin 1965, la seconde plateforme « San Marco », de forme rectangulaire de 30 m x 100 m, arrive à La Spezia pour être transformée et équipée. Le 25 mars 1966, elle quitte l’Italie pour rejoindre la baie de Formosa le 6 mai. En janvier 1967, l’essentiel des équipements est désormais prêt : les plateformes sont positionnées, un camp de base et des relais radio sont installés sur le continent, sans oublier la présence du navire Pegasus, qui doit servir de poste de commandement. Enfin, le 2 mars, les blocs propulseurs de la fusée Scout arrivent à Mombasa, le montage de la fusée commence. Le 26 avril 1967, sous la conduite du personnel du CRA assisté de consultants américains, la fusée Scout S-153 décolle avec succès et place correctement sur orbite San Marco B (masse : 129 kg ; périgée : 218 km ; apogée : 749 km).

Le satellite fonctionnera pendant 171 jours, apportant d’intéressantes informations sur l’ionosphère. Le succès est tel que les Etats-Unis et le CRA italien décident de poursuivre l’exploitation des plateformes qui au total verront, entre mars 1964 et mars 1988, 27 lancements, dont 9 satellites (4 italiens, 4 américains, 1 britannique) placés sur orbite.

 

Philippe Varnoteaux est docteur en histoire, spécialiste des débuts de l’exploration spatiale en France et auteur de plusieurs ouvrages de référence.

 

Références

Un rapport de Nesbitt H.N., History of the Italian San Marco Equatorial Mobile Range, NASA, 1971, CR-111987

Une vidéo de Tom Parisi qui présente la région kenyane, puis le site de lancement San Marco.

 

 

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27/04/2017 13:46
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Il y a 50 ans, l’Italie lançait des fusées depuis d’anciennes plateformes pétrolières

Au milieu des années 60, plusieurs nations se lancent dans la « conquête de l’espace », avec les moyens dont elles disposent. Ainsi, l’Italie fait preuve d’originalité en utilisant pour la première fois des plateformes maritimes.

Il y a 50 ans, l’Italie lançait des fusées depuis d’anciennes plateformes pétrolières
Il y a 50 ans, l’Italie lançait des fusées depuis d’anciennes plateformes pétrolières

En 1957-58, les manifestations de l’Année géophysique internationale (AGI), visant à une étude des propriétés physiques de la Terre, favorisent le début de l’aventure spatiale. A cette occasion, Soviétiques et Américains placent sur orbite les premiers satellites artificiels. En Europe, plusieurs nations y participent, comme la Belgique, la France, la Grande Bretagne ou l’Italie. Pour cela, chacune met en place un comité spécifique, telle la Comissione Nazionale Italiana per l’Anno Geofisico Internazionale (CNIAGI), en Italie.

 

Les initiatives.

L’AGI à peine clôturée, des physiciens européens souhaitent ne pas en rester là : sous l’action du Français Pierre Auger et de l’Italien Edoardo Amaldi, un petit groupe de scientifiques lance une initiative destinée à faire émerger une Europe spatiale, qui aboutira notamment en mars 1964 à l’ESRO (European Space Research Organisation). Dans le même temps, et pour que son pays soit en capacité de jouer un rôle important, Amaldi sollicite l’ingénieur Luigi Brogio qui, aux côtés des militaires de la Direzione Generali Armi e Munitioni, travaille au développement d’engins fusées. Dès 1959, la Comissione per le Ricerche Spaziali (CRS) est créée au sein du « CNRS italien » (Consiglio Nazionale delle Ricerche), dont la présidence est confiée à Luigi Broglio.

Dans les négociations menées avec les partenaires européens, les Italiens obtiennent que soit installé chez eux l’ESRIN (European Space Research Institute), en 1966. Par ailleurs, les militaires italiens acceptent de mettre à la disposition des scientifiques leur centre interarmées d’expérimentations de Salto di Quirra (sud-est de la Sardaigne) qui, en juillet 1964, voit le tir des premières fusées sondes pour le compte de l’ESRO. Enfin, pour mener les programmes spatiaux, est créé à l’université de Rome le Centro Ricerche Aerospaziali (CRA), placé également sous la direction de Boglio. Ce dernier engage une réflexion sur la construction de satellites nationaux.

 

Le projet San Marco.

Comme en France, Luigi Broglio sollicite la coopération avec les Etats-Unis afin d’accéder plus rapidement aux technologies spatiales, ainsi que pour former des ingénieurs et techniciens. C’est dans le cadre de la coopération avec les Américains que Broglio formule le projet San Marco. Au cours d’une réunion avec des représentants de la NASA, pendant une manifestation du COSPAR (Committee on Space Research) à Florence, en avril 1961, il propose qu’un lanceur américain (Scout) place sur orbite un satellite italien (San Marco) dédié à l’étude de l’ionosphère, lancé depuis une… plateforme maritime italienne. En octobre 1961, le gouvernement italien approuve le projet et accorde un financement. Les Américains acceptent et un protocole d’accord est signé le 31 mai 1962 ; des scientifiques italiens partent immédiatement parfaire leurs connaissances aux Etats-Unis.

 

A la recherche de l’équateur.

L’idée originale de Broglio est d’utiliser des plateformes maritimes (pour lancer des satellites) pouvant être amenées au niveau de l’équateur. Cela permet d’effectuer des études spécifiques dans les hautes couches atmosphériques. Par ailleurs, l’avantage de lancer un satellite au plus près de l’équateur fait que la fusée, profitant de la rotation de la Terre, peut placer sur orbite des charges plus lourdes que pour un tir, à puissance égale, effectué à une latitude plus importante. Dans un premier temps, le CRA retient la Somalie, ancienne colonie italienne qui vient d’accéder à l’indépendance. Toutefois, la situation politique somalienne est incertaine, conduisant à négocier avec le pays voisin, le Kenya, qui accepte d’accueillir les plateformes italiennes au large de Malindi, au nord du cap Ras Ngomeni, dans la baie de Formosa. Cette dernière offre plusieurs avantages : la proximité, donc, de l’équateur ; le sol sous-marin peu profond ; des tirs effectués depuis une zone internationale ; des liens et des connections avec des villes du Kenya offrant des facilités (port de Mombasa, aéroport, etc.).

 

Santa Rita et San Marco.

Ancienne plateforme pétrolière de forme triangulaire, « Santa Rita » est reconvertie en 1963 pour valider les installations appelées à être utilisées lors du tir du lanceur. Le 21 décembre, elle quitte Tarente et rejoint Mombasa le 29 janvier 1964. Reposant sur un socle à 20 m de fond, elle est ancrée à 25 km de la côte. Les 25, 30 mars et 2 avril, trois fusées sondes américaines Nike-Apache sont tirées avec succès pour évaluer les installations.

En juin 1965, la seconde plateforme « San Marco », de forme rectangulaire de 30 m x 100 m, arrive à La Spezia pour être transformée et équipée. Le 25 mars 1966, elle quitte l’Italie pour rejoindre la baie de Formosa le 6 mai. En janvier 1967, l’essentiel des équipements est désormais prêt : les plateformes sont positionnées, un camp de base et des relais radio sont installés sur le continent, sans oublier la présence du navire Pegasus, qui doit servir de poste de commandement. Enfin, le 2 mars, les blocs propulseurs de la fusée Scout arrivent à Mombasa, le montage de la fusée commence. Le 26 avril 1967, sous la conduite du personnel du CRA assisté de consultants américains, la fusée Scout S-153 décolle avec succès et place correctement sur orbite San Marco B (masse : 129 kg ; périgée : 218 km ; apogée : 749 km).

Le satellite fonctionnera pendant 171 jours, apportant d’intéressantes informations sur l’ionosphère. Le succès est tel que les Etats-Unis et le CRA italien décident de poursuivre l’exploitation des plateformes qui au total verront, entre mars 1964 et mars 1988, 27 lancements, dont 9 satellites (4 italiens, 4 américains, 1 britannique) placés sur orbite.

 

Philippe Varnoteaux est docteur en histoire, spécialiste des débuts de l’exploration spatiale en France et auteur de plusieurs ouvrages de référence.

 

Références

Un rapport de Nesbitt H.N., History of the Italian San Marco Equatorial Mobile Range, NASA, 1971, CR-111987

Une vidéo de Tom Parisi qui présente la région kenyane, puis le site de lancement San Marco.

 

 



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